Alexey Titarenko est un photographe russe. Il est né en 1962 à Saint Pétersbourg. A la fin des années 70, il intègre plusieurs groupes de photographes. En 1983, il sort diplômé du département d'art cinématographique et photographique de l'Académie de Culture de Leningrad. En 1997, Titarenko devient un membre de l'Union Russe des artistes. Il a reçu de nombreux prix par des institutions telles que le Musée de l'Elysée de Lauzanne en Suisse, le Soros Center for Contempory Art à Saint Pétersbourg, et le programme Mosaïque du Centre National d'Audiovisuel de Luxembourg. Il a participé à plusieurs festivals, biennales et projets internationaux, et il a eu plus de vingt-huit expositions personnelles à la fois en Europe et aux Etats-Unis. Il vit et travaille à la fois à Saint Pétersbourg et à New York, où la galerie Nailya Alexander le représente. Il est aussi représenté en France par la galerie Camera Obscura. Il a exposé en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne, en Slovaquie, en Autriche, au Luxembourg et aux Etats-Unis. Ces photographies font partie de plusieurs collections, notamment celle de la Maison Européenne de la Photographie à Paris, celle de la George Eastman House à Rochester aux Etat-Unis, et bien d'autres.
Toute son oeuvre est dédiée à sa ville natale et à la Russie. Il photographie cette ville depuis qu'il a huit ans, où il tentait à cet âge de transcrire ses émotions sur les photographies. Ses photographies traduisent les tragédies humaines que Saint Pétersbourg a traversé. En 1986, il commence une série photographique intitulée Nomenklature des Signes. C'est une série en réaction contre le régime totalitaire de son pays. Mais c'est en 1992 que le photographe va acquérir son esthétique photographique propre en commençant une série photographique, intitulée La Citée des Ombres, et qu'il va prolonger dans les séries suivantes. Il emploie des effets de flou pour retranscrire une sensation d'atmosphère irréelle, fantasmagorique de la ville de Saint Pétersbourg.
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La série La Citée des Ombres, réalisée de 1992 à 1994, fait appel au flou pour signifier une foule en mouvement, « une marée humaine » comme Titarenko l'appelle1. Lors de ses balades dans la ville, il avait l'impression de rencontrer des ombres d'un autre monde. C'est pour cela qu'il lui fallait trouver une métaphore visuelle telle que le flou pour transmettre cette sensation au spectateur. Il photographie ses sujets dans des lieux de passage, dans des paysages urbains. Il trouve ces sujets lors de promenades dans l'espace social, dans l'espace publique. Il pratique en quelque sorte une photographie du déplacement, le sien et celui de ces individus anonymes qui peuplent ses images. Dans le livre consacré à Alexey Titarenko, le critique d'art Gabriel Bauret cite Dominique Fernandez « dans son ouvrage sur Saint Pétersbourg, à propos de la perspective Nevski : “La foule russe, ce fleuve ininterrompu d'hommes, de femmes et d'enfants, c'est ici qu'on la rencontre, sur des kilomètres. Le sentiment de devenir tout petit dans une marée humaine, c'est ici qu'on l'éprouve. Tolstoï, Moussorgski, Rimski-Korsakov, Profofiev, Poudovkine et Eisenstein nous avaient préparés à considérer la dissolution de l'individu dans la masse du peuple comme un trait spécifique de l'histoire russe. Nous constatons ici que la vision des grands créateurs est à peine une amplification lyrique de la réalité quotidienne.” »2 Il faut rappeler que la perspective Nevski est l'avenue principale de Saint Pétersbourg et qu'elle s'étend sur quatre kilomètres. C'est là que se situe la majorité des commerces, banques, la vie culturelle et nocturne. Le coeur de la ville se trouve dans cette grande ligne droite et ses environs.
Les photographies de l'artiste traduisent le désespoir et l'angoisse de l'époque par rapport à la crise économique du pays. Alexey Titarenko explique que les gens couraient d'un endroit où ils devaient retirer un ticket pour pouvoir se fournir de la nourriture, aux alimentations3. Les masses de gens de ces photographies traduisent d'une certaine manière cette course.
Sans Titre, photographie appartenant à la série La Citée des Ombres
Dans certaines photographies de La Citée des Ombres, on ne voit même plus les silhouettes des personnes. Par exemple, les images prises à l'entrée du métro ne montrent que les mains qui se tiennent aux rampes d'un escalier comme signes distinctifs de présence humaine. Les gens sont des fantômes.
Sans Titre, photographie appartenant à la série La Citée des Ombres
Sans Titre, photographie appartenant à la série La Citée des Ombres
Titarenko utilise aussi dans ces images la présence d'individus figés. On aperçoit alors des silhouettes humaines et même des visages parfois. Cependant ces silhouettes sont tout de même présentées au milieu d'un flux de personnes qui est toujours marqué par le flou d'un déplacement.
Sans Titre, photographie appartenant à la série La Citée des Ombres
Sans Titre, photographie appartenant à la série La Citée des Ombres
Sans Titre, photographie appartenant à la série La Citée des Ombres
Cette trace de ce flux est la marque du temps, pas celle d'un instant précis mais plutôt d'une durée. Les images de Titarenko sont en cela atemporelles. Le temps est en effet une notion importante de son travail. Il dit : « Dans mon travail, j'essaye d'introduire une troisième dimension, celle du temps, qui ajoute quelque chose de l'ordre de la continuité et de la narration... J'essaye de transposer le temps en un langage purement visuel. »4 Il donne même le titre Le Temps figé à l'une de ses séries photographiques. Le temps est sans arrêt en mouvement. C'est une portion de mouvement. Les images de cette série témoignent de ce mouvement qui ne définit pas un moment précis mais une durée éternelle :
Sans Titre, photographie appartenant à la série Le Temps figé
Sans Titre, photographie appartenant à la série Le Temps figé
Ces photographies sont comme les images de notre imaginaire sans lien avec le passé, le présent ou le futur. Elles sont éternelles.
Le flux humain contraste avec les figures figées et transmet un sentiment de solitude, d'isolement de ces personnes. Ces figures sont elles-mêmes des fantômes, des ombres par le déplacement de la foule qui les traverse et les noie dans son anonymat. Gabriel Bauret explique toujours dans le même livre : « Beaucoup de photographies d'Alexey Titarenko reposent ainsi sur un contraste entre ce qui est net et ce qui ne l'est pas, entre ce qui est lisible et ce que l'on croit deviner. Quelques-unes touchent à l'abstraction et reposent sur une démarche essentiellement plastique. Ce qui ne veut pas dire pour autant que ce qui est abstrait n'a pas de sens, la recherche “plastique” ayant selon les propres termes du photographe une fonction “métaphorique”. Ainsi que l'écrit Georgy Golenki : “Le flou de l'image est une métaphore de l'instabilité de l'existence humaine.” »5 Cette utilisation du flou permet de « peindre » une ville qui semble déserte.
Il est important de souligner l'aspect « peinture » de ses photographies. En effet, dans l'ouvrage sur l'artiste, cet aspect est remarqué dans le chapitre intitulé « La Peinture et les coups de pinceau » : « Il est possible de voir dans ce désir de jouer avec la lumière, de “donner” en quelque sorte des coups de pinceau, une sorte de néo-Pictorialisme. Dans le sens où il ne pratique pas la photographie pure mais exploite le procédé de manière à imprimer des mouvements et dessiner des formes qui le conduisent vers le travail du peintre. »6 ; ainsi que dans le chapitre consacré à la couleur, il est dit : « Georgy Golenki : “Titarenko, appliquant parfois à l'image le virage sépia, introduit ainsi délicatement la couleur.” Sans doute a-t-il gardé de son intérêt pour la photographie du XIXème siècle le goût des tons légèrement colorés. Au moment du tirage, certaines images l'emmènent parfois vers des couleurs plus prononcées. »7
Sans Titre, photographie appartenant à la série Le Temps figé
La photographie ci-dessus est tirée de la série Le Temps figé réalisée de 1998 à 2000. Ce qui a attiré l'attention du photographe lors de la prise de cette photo, c'est le morceau de papier que tient entre ces mains la vieille femme. Pour retranscrire cette attention au spectateur, pour rapprocher la sensation éprouvée lors de la prise sur l'épreuve photographique, l'artiste va procéder à un travail de blanchiment et de virage. Ainsi, le morceau de papier contraste énormément avec l'environnement qui entoure la vieille femme. La solitude de cette femme est accentuée par une atmosphère d'enfermement autour d'elle. Elle est entourée de silhouettes qui passent sans la voir. Un sentiment de mélancolie se dégage fortement de cette photographie.
L'utilisation de nuances de gris dans les images de Titarenko renvoie à quelque chose d'irréel. Cette atmosphère a inspiré le photographe, c'est ce que Saint Pétersbourg lui évoque et ce qu'il a toujours essayé d'exprimer dans son oeuvre. On peut facilement lier son travail à la photographie spirite. En effet, le flou fait partie du panel d'erreurs photographiques possibles. Au début de la photographie, certaines personnes croyaient que ces photos ratées étaient des preuves de l'existence de phénomènes spirites. La photographie a elle-même un caractère fantasmagorique par ces qualités techniques et Titarenko en joue. Mais ces erreurs photographiques sont aussi des révélateurs sur la personnalité du photographe. Titarenko projette son monde intérieur sur le monde extérieur. Il projetterait ses pensées sur la ville de Saint Pétersbourg sur la photographie.
Cet aspect fantomatique des figures dans la photographie d'Alexey Titarenko est encore plus accentuée dans la série Magie noire et blanche de Saint Pétersbourg réalisée de 1995 à 1997. Pour cette série, le photographe bouge son appareil. De cette manière, il donne à ces images une atmosphère aérienne et brumeuse. Il capte la lumière en lui donnant ainsi une épaisseur importante pour la rendre plus présente. Gabriel Bauret dit à ce propos : « Au moment du déclenchement, sur une pause de une à plusieurs secondes, Alexey Titarenko imprime parfois un rapide mouvement à l'appareil, de haut en bas, de gauche à droite ou en oblique. Ce qui a pour conséquence de provoquer dans l'image des effets de déplacement de matières, et en particulier de blancs. Car ce mouvement est guidé par la présence de sources ponctuelles de lumière, dans un environnement relativement sombre. Ces blancs qui bavent, forment des traînées, sont comme des nuées, des brumes qui envahissent l'espace. »8
Sans Titre, photographie appartenant à la série Magie noire et blanche de Saint Pétersbourg
Sans Titre, photographie appartenant à la série Magie noire et blanche de Saint Pétersbourg
Encore une fois dans ces photographies, l'être humain est mort, il est un fantôme qu'apparaît et disparaît sur l'image. Le site du Mois Européen de la Photographie décrit très bien ce phénomène : « Utilisant une longue exposition, il obtient l’effet de disparition, d’évaporation, beaucoup utilisé par les photographes du XIXème siècle. Ainsi la ville devient atemporelle. Il n’y a que le brouillard, l’instigation du diable, les fantasmagories qui règnent, comme dans les livres de Gogol ou Dostoïevski. »9 Il est certain qu'Alexey Titarenko reste très influencé par la photographie du XIXème siècle, qui fut d'ailleurs l'objet de sa thèse soutenue en 1983, mais aussi par la littérature de la même époque et par la musique. En effet, la série Magie noire et blanche de Saint Pétersbourg est inspirée par le concerto pour violon de Brahms10. La musique a des incidences sur le regard de Titarenko sur la ville. Ses photographies sont en quelque sorte des illustrations de ce concerto11.
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Les figures qui peuplent ces images sont les êtres de Saint Pétersbourg, ses habitants, ses ombres, ses fantômes. Ils incarnent la ville. On pourrait presque dire alors que ce sont des être sociaux. Ils incarnent le vécu, la mémoire de la ville. De plus, ces fantômes nous interpellent en tant qu'êtres appartenant à un lieu. Nous sommes nous aussi les ombres d'un lieu, les individus anonymes d'une marée humaine. Cette foule absorbe le temps et l'espace.
Récemment, l'artiste a déplacé son langage photographique propre sur deux autres villes qui sont Venise et La Havane. Ces villes présentent des mêmes thèmes éternels que Saint Pétersbourg tels que l'eau, les canaux,... Les photographies de ses séries présentent encore quelque chose de l'ordre de l'irréel. On suppose que ces lieux éveillent chez le photographe des émotions mystérieuses comme avec sa ville natale. Le langage photographique de l'artiste tout entier résonne dans la question de la pensée de l'image lors de ses promenades au résultat fantasmagorique final, en passant par la fabrication de la photo.
1Rebecca Houzel, L'art et la manière, Arte France et Image & Compagnie, 2005.
2Gabriel Bauret, Alexey Titarenko Photographs, Nailya Alexander, 2003, p. 81.
3Rebecca Houzel, op. cit.
4Gabriel Bauret, op. cit., p. 26.
5Ibid., p. 35.
6Ibid., p. 42.
7Ibid., p. 52.
8Ibid., p. 40.
9http://www.2004.photographie.com/?autid=104141
10Gabriel Bauret, op. cit., p. 57.
11Ibid., p. 58.
Et bien Gwenaëlle, je suis allée à Saint Saint-Pétersbourg en Juin et en effet j'ai ressenti cette impression étrange, fantomatique de cette ville. Je ne connaissais pas ce photographe et je suis très étonnée de la ressemblance de notre ressenti!
RépondreSupprimerSuzy